On
s’en souvient : à travers un procès mené de
manière tout à fait exemplaire, les juges anversois
avaient démonté chacune des charges montées
à l’encontre des prévenus par J. Delmulle, et
abouti –au terme de six audiences ayant respecté les
droits de la défense– à un constat
d’évidence: peu importe que les prévenus en soient
membres, «dans ses activités menées en Belgique, le
DHKP-C n’y a été ni une association de malfaiteurs,
ni une organisation criminelle, ni un groupe terroriste».
Au
regard de la chronologie des procédures, telles qu’elles
se sont succédées depuis septembre 1999, la
décision rendue ce jour marque donc une
défaite de la justice indépendante, soucieuse de
défendre l’État de droit et de garantir les
libertés civiles.
Le 28 février 2006, le tribunal de Bruges (présidé
par un juge spécialement détaché d’un autre
arrondissement judiciaire, et entièrement «sous la coupe
du Parquet») avait lourdement condamné sept des onze
personnes poursuivies. En degré d’appel, la Cour de Gand
(le 7 novembre 2006) avait même renforcé les peines
dévolues –condamnant notamment B. Kimyongur à cinq
années d’emprisonnement au titre de «dirigeant
d’une organisation fanatique et terroriste».
19
avril 2007. La Cour de Cassation (suite au pourvoi des avocats de la
défense reprenant 114 motifs d’annulation)
prononçait toutefois la nullité des deux jugements parce
que la nomination de Freddy Troch en première instance aurait pu
induire un soupçon de partialité et que les juges
gantois, pourtant interpellés sur cette
illégalité, n’avaient rien trouvé à y
redire.
7
février 2008 : la Cour d’Appel d’Anvers
réfute l’argumentaire, dénonce les raisonnements et
dé-crédibilise les prétendues preuves
avancées par le Procureur fédéral. Pour les juges
anversois en effet, les pièces et éléments
«mis à charge des prévenus» ont
été trafiqués pour certains, travestis pour
d’autres, tronqués et truqués par le Parquet. Qui
plus est, le réquisitoire prononcé par J. Delmulle
reposait uniquement sur des constructions intellectuelles fantaisistes,
approximatives voire délirantes. En réalité,
dans le dossier traficoté par le Procureur, n’a jamais
figuré une quelconque preuve établissant qu’on
aurait eu affaire ici à «une bande»,
qu’à Knokke se serait caché «le Quartier
général du DHKP-C pour toute l’Europe», ou
que les personnes –qui fréquentaient la Résidence
Belle Rive, au 458 de la Zeedijk– avaient commis ou auraient eu
l’intention de commettre un quelconque fait délictueux (en
Belgique ou dans quelqu’autre pays que ce soit).
Extraits de l’Arrêt rendu par la Cour d’Appel
d’Anvers le 7 février 2008 (pages 139 à 159):
-Discussion des éléments de preuve
Pour
évaluer les éléments de preuves, il faut tenir
compte des éléments constitutifs des infractions mises
à charge. Il s'agit, en premier lieu, des éléments
constitutifs du délit d'association de malfaiteurs.
Dès
lors, s'il n'était pas prouvé que dans cette affaire tous
les éléments constitutifs du délit d'association
de malfaiteurs sont présents et prouvés, alors a fortiori
cela signifie que ce sera encore moins le cas pour le délit
d'appartenance à une organisation criminelle, étant
donné que ce dernier délit suppose des structures plus
importantes que le délit d'association de malfaiteurs.
Les
éléments constitutifs de ce délit sont :
l'existence d'une association ; l'organisation de l'association,
la commission d’attentats contre des personnes ou des biens,
comme objectif de l’association ; la volonté consciente de
faire partie de l'association.
(…)
Des éléments (avancés par le Procureur
fédéral), la Cour déduit qu'il n'y a pas de
certitude suffisante de la présence des inculpés Dursun
Karatas et Sükriye Akar dans l'appartement de Knokke. Il n'y a pas
non plus d'indication qu'ils y auraient été
présents à un autre moment durant la période
d'incrimination.
(…)
Des éléments (avancés par le Procureur
fédéral), la Cour ne peut que déduire qu’il
n’y a aucune indication que les prévenu Saz Kaya, Fehriye Erdal et Zerrin Sari n’ont
été présents en Belgique plus qu’une ou, au
plus, deux semaines, au cours de la période visée dans
l’ordonnance de renvoi.
A cet égard, les questions suivantes doivent être posées :
Existe-t-il
des indications selon lesquelles le Comité Central du DHKP-C se
serait établi pendant presque deux ans à la côte
belge, comme le soutient le ministère public ?
Pourquoi,
alors, n’y a-t-il eu aucune enquête plus
détaillée sur leur présence au cours de la
période complète qui est reprise dans les
réquisitions ?
(...)
Lorsqu’on analyse de manière approfondie «les
éléments de preuves» présentés dans
cette affaire, il faut faire les constats suivants. La plus grande
partie du dossier est composée du résultat
d’enquêtes effectuées à
l’étranger. Le ministère public tente, à
travers un très grand nombre de pièces, de
démontrer que le DHKP-C est respectivement une association de
malfaiteurs et une organisation criminelle. On tente
d’établir cette thèse d’après des
dossiers et des décisions judiciaires étrangères
(néerlandaise et allemande).
On va assez
loin dans ce sens : de nombreuses pièces citées se
situent bien en dehors de la période incriminée ;
à propos d’autres nombreuses pièces
présentées, on doit immédiatement se demander en
quoi elles peuvent concerner les prévenus et pourquoi le
ministère public les considère comme des
éléments à charge. Par exemple, dans la discussion
sur les éléments individuels à charge de Zerrin
Sari, le ministère public retient son rôle en tant
qu’avocate.
Par contre,
le ministère public ne rapporte absolument pas la preuve
qu’un des prévenus cités dans la présente
affaire n’ait joué le moindre rôle dans les faits
commis à l’étranger.
(…)
Vu que la présence des inculpés en Belgique n’est
prouvée que de manière très limitée, on
peut se demander s’il peut être question
d’association organisée dans ces circonstances.
A cet
égard, il faut également se poser une deuxième
question encore plus fondamentale. Selon la thèse du
ministère public, il est démontré que le DHKP-C
doit être considéré comme une organisation
criminelle dans les pays voisins.
L’étape
suivante de ce raisonnement, c’est que les prévenus sont,
sans le moindre doute, membres du DHKP-C, qu’ils ont
été appréhendés avec des
éléments à charge tels que des armes, et que, par
conséquent, ils avaient bel et bien l’intention de
commettre des attentats, et plus particulièrement des attentats
contre les intérêts de l’Etat turc. Le
ministère public insiste à tort sur le fait que le DHKP-C
aurait déjà à plusieurs reprises été
condamné comme organisation criminelle ou terroriste par des
juridictions étrangères. Rien n’est moins vrai.
Tant aux
Pays-Bas qu’en Allemagne, des membres du DHKP-C ont
été poursuivis et condamnés pour des délits
bien précis. Le DHKP-C n’a en aucun cas été
poursuivi en tant qu’association ou organisation. En Allemagne,
le DHKP-C a été interdit par le pouvoir exécutif,
et donc pas par une décision judiciaire. Il est vrai qu’en
Allemagne, le simple fait d’être membre du DHKP-C est
punissable et le ministère public peut poursuivre les membres en
raison du seul fait de leur appartenance. Ce n’est pas le cas en
Belgique.
(…)
Il ne ressort d’aucun élément objectif de
l’enquête que les prévenus aient eu, à un
quelconque moment, l’intention de commettre des attentats en
Turquie. La thèse du ministère public selon laquelle les
prévenus allaient «diriger» des actions violentes en
Turquie à partir de la côte belge ne repose sur rien. Si
cette thèse, que le ministère public considère
apparemment comme un fait établi, était correcte, on peut
se demander pourquoi la Turquie n’a pas demandé
l’extradition les prévenus.
Il ne
ressort pas non plus d’aucun élément objectif du
dossier que les prévenus auraient eu l’intention de
commettre des attentats en Belgique.
(…)
La Cour constate donc qu’il n’est pas prouvé que les
prévenus ont, dans la période visée par la
citation, formé une association ayant pour objectif de commettre
des attentats contre les intérêts de l’Etat turc.
Vu
qu’il n’est pas prouvé que les prévenus
formaient une association de malfaiteurs, il n’est pas
prouvé non plus qu’ils auraient formé une
organisation criminelle. Les éléments constitutifs de ce
délit exigent des structures et une organisation encore plus
vastes que la simple association de malfaiteurs.
(…)
Les prévenus Musa Asoglu et Bahar Kimyongür sont
accusés d’avoir été dirigeants d’un
groupe terroriste au sens de l’article 139 du code pénal.
Les faits auraient été commis à Bruxelles dans une
période comprise entre le 9 janvier 2004, date
d’entrée en vigueur de la loi, jusqu’au 28 juin
2004, date à laquelle une conférence de presse
s’est tenue à Bruxelles.
(…)
La Cour constate d’abord que le dossier et les débats
n’ont apporté aucun autres éléments que ceux
présentés par le ministère public. Les
éléments «nouveaux» apportés par le
ministère public ne peuvent pas être
considérés comme des indications de culpabilité
par la Cour.
Ni pendant
la conférence de presse, ni par le communiqué de presse,
il ne peut être question d’implication effective des deux
prévenus à l’attentat d’Istanbul. Si de
telles indications existaient dans cette affaire, il semble assez
évident que les autorités turques auraient demandé
l’extradition des prévenus Asoglu et Kimyongür.
Qui plus
est, il n’y a aucune certitude que le communiqué de presse
visé a été lu pendant la conférence de
presse organisée au New Hotel Charlemagne. Il est seulement
établi que ce communiqué a été
distribué sous forme de tract pendant la manifestation qui
s’est déroulée le même jour à
Bruxelles.
(…)
En ce qui concerne le prévenu Bahar Kimyongür, le
ministère public appuie sa thèse en affirmant qu’il
serait une figure dirigeante, par le fait qu’il «a grandi
au sein de l’organisation».
Les dossiers
versés pour information à son encontre concernent des
procès verbaux rédigés suite à des
manifestations à Bruxelles. Il s’agit, pour une grande
part, de manifestations de solidarité avec la prévenue
Erdal.
La
caractéristique commune de ces manifestations est le nombre
particulièrement faible de participants. Ces manifestations
n’ont vraisemblablement causé que peu de
dégradations.
En plus,
deux dossiers concernant des graffitis ont été
ajoutés. Dans un de ces dossiers, il y avaient des indications
selon lesquelles le prévenu en serait l’auteur possible.
Il n’a pourtant pas été poursuivi. Les faits
contenus dans ces dossiers se situent presque exclusivement dans la
période 2000-2001, donc bien avant la période
incriminée et donc aussi bien avant l’entrée en
vigueur de la loi. Les faits contenus dans ces dossier
n’ont pas le moindre lien avec des activités terroristes.
Le rôle du prévenu B. Kimyongür dans ces dossiers ne
révèle en aucune manière un processus
d’ascension vers la direction d’une association terroriste
(…).
- Conclusions
Il
ne ressort pas des éléments du dossier que les
prévenus formaient un groupe terroriste dans la période
mentionnée dans les préventions. Il ne ressort
d’aucun élément qu’ils auraient eu un seul
instant l’intention de s’associer en vue de commettre des
délits terroristes tels que repris dans la loi. Il ressort
clairement qu’ils ne réprouvent pas, selon le contexte,
les actions armées, bien au contraire. Il n’appartient pas
à la Cour de juger la façon de penser des
prévenus.
A cet égard, la Cour ne peut que se référer à l’article 141ter du Code pénal :
Aucune
disposition du présent Titre ne peut être
interprétée comme visant à réduire ou
à entraver des droits ou libertés fondamentales tels que
le droit de grève, la liberté de réunion,
d'association ou d'expression, y compris le droit de fonder avec
d'autres des syndicats et de s'y affilier pour la défense de ses
intérêts, et le droit de manifester qui s'y rattache, et
tels que consacrés notamment par les articles 8 à 11 de
la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et
des libertés fondamentales.
Il ne
ressort pas du dossier que, dans la période incriminée,
les prévenus seraient allés plus loin que
l’exercice de leurs droits qui, selon la loi elle-même, ne
peuvent en aucun cas être limités ou entravés
(…)». Etc, etc…
Après cette leçon de Droit appliqué, chapitrant
sévèrement les exactions commises par le Procureur contre
la déontologie et le respect de la vérité, Johan
Delmulle a donc décidé de contre-attaquer. S’en
prenant aux juges anversois (coupables, selon lui, de n’avoir
tenu compte ni de la récente jurisprudence en matière
d’associations de malfaiteurs, ni du libellé de la loi sur
les organisations criminelles, ni des effets induits par la
législation en matière d’infractions terroristes),
le magistrat a donc saisi la Cour de Cassation au prétexte que
ces différents textes législatifs ne requièrent
aucunement que des prévenus soient impliqués
personnellement dans l’exécution (la commission)
d’actes délictueux pour être sanctionnables
pénalement: car le seul fait d’appartenir à une
association délictueuse suffit à vous condamner.
Pour expliquer les raisons de se pourvoir, J. Delmulle avait
d’ailleurs évoqué «le trouble de
l’opinion publique», trouble suscité par des
jugements absolument contradictoires (Bruges et Gand, d’un
côté ; Anvers, de l’autre) à partir de textes
de lois pourtant identiques. Une demande d’explicitation
spécieuse : au regard du Droit, les jugements de Bruges et de
Gand n’ont jamais existé (ils ont été, tous
deux, annulés par la même Cour de cassation) –seul l’Arrêt d’Anvers
constituant à ce jour la vérité judiciaire telle
que prononcée par un tribunal. Manifestement, la Cour de
Cassation n’a pas voulu en tenir compte.
Au mouvement démocratique d’en tirer toutes les
conséquences. Contre un glissement pernicieux mais progressif
vers une Justice «à l’américaine», les
forces progressistes de notre pays doivent opposer un front du refus.
Le plus large possible.




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