1ère
partie
2ème
partie
PREMIÈRE PARTIE
Susurluk,
le 3 novembre 1996. À la nuit tombante, une
Mercedes blindée –qui
traverse à vive allure la petite
bourgade, située sur l'axe routier
Ankara-Izmir– heurte de plein
fouet un camion sortant d'une station-service.
Bilan: trois morts. Le plus grand scandale,
qui ait jamais eu lieu dans le pays,
vient d’éclater. Comment
dire? Les Turcs vont bientôt
découvrir, effarés, trente
années de liaisons dangereuses
entre mafias, politiciens, services
secrets et forces de l'ordre. Car les
trois victimes de l'accident de Susurluk
constituent un équipage pour
le moins disparate: un trafiquant de
drogue recherché par Interpol –Abdullah Çatli,
mafieux notoire, membre des Loups gris
(l’organisation des jeunesses
du parti d’extrême droite
MHP); un commissaire de police (Hüseyin
Kocadag, adjoint à la sécurité de
la municipalité islamiste d’Istanbul)
et la maîtresse du seul survivant,
le propriétaire de la voiture:
Sedat Bucak. Bucak ? Chef de clan kurde,
leader d’une véritable
armée privée de 20.000
supplétifs, il est député du
DYP, le parti conservateur qui fait
partie de la coalition gouvernementale.
Pour expliciter le tout, on trouvera –dans
le coffre de la berline– des
faux papiers, des armes, des munitions,
des silencieux…
Une
année plus
tard, le procureur Kutlu Savas –à qui
le Premier ministre Yilmaz a dû confier
le soin d'enquêter «avec
les pleins pouvoirs»– rend
son rapport au chef de gouvernement.
Explosif. En 119 pages, flanquées
d'annexes, le document révèle
l'existence de «bandes» responsables
de crimes ou d'attentats, dans lesquelles
se mêlent à la fois agents
des services de renseignement civils
et militaires, représentants
de la pègre et hommes d'affaires
douteux. Qui plus est, il met à jour
le rôle de commanditaires joué par
certaines personnalités politiques
des plus en vue, et permet de faire
la lumière sur près de
2.000 meurtres qui n'avaient pas été élucidés
jusqu'alors –pratiquement tous
liés à la question kurde.
Plus fort: deux députés, élus
l'un et l'autre sur la liste de l'ex-Premier
ministre Tansu Ciller, sont accusés
d'avoir commandité plusieurs
opérations terroristes. Leur
nom ? Sedat Bucak, l'accidenté de
Susurluk, et l’ancien ministre
de l'Intérieur Mehmet Agar.
Ce dernier a notamment dressé une
liste noire d'hommes d'affaires kurdes à abattre
parce qu’ils sont soupçonnés
de financer la guérilla. Plus
sensationnel encore: selon le rapport
du procureur Savas, l'ex-Premier ministre
Ciller devrait être également
mise en cause dans un attentat manqué contre
le président azéri, Haïdar
Aliev, en mars 1995 (attentat lié aux
trafics de drogue en provenance d'Afghanistan).
Circonstance confondante : une autre
figure emblématique de l'extrême
droite turque est aussi impliquée
dans «l’histoire Aliev»…:
le précité, Abdullah Çatli.
Quel palmarès : ce militant
ultra, au physique de play-boy, s’était
compromis dans la tentative d'assassinat
contre Jean-Paul II et était
l’objet d’un mandat d’amener
international après son évasion
d’une prison suisse où il était
incarcéré pour trafic
de stupéfiants. De l'aveu même
de Mesut Yilmaz, les investigations
menées par le procureur aboutissent
en tous cas à des conclusions
péremptoires : Çatli
et ses acolytes nationalistes ont été utilisés
par l'Etat turc pour des opérations
extérieures, notamment contre
l'ASALA (une organisation nationaliste
arménienne, très active
au début des années 80).
Des opérations «under
cover» qui lui auront permis
de se consacrer, parallèlement, à des
activités plus personnelles
: trafics d'héroïne et
blanchiment d'argent sale, à travers
les casinos et les banques offshore
de la partie nord de Chypre. Sous contrôle
turc. Salué par Madame Tansu
Ciller comme «un véritable
homme d’Etat qui a donné sa
vie pour la patrie», Abdullah Çatli était
en effet «un grand patriote» :
il avait joué un rôle
de premier plan lors des événements
sanglants des années 1976 à 1980,
lesquels avaient préparé les
conditions du troisième coup
d’Etat militaire de l’après-guerre.
Fin
1979, après
avoir remporté les élections
anticipées, le Parti de la Justice
de Süleyman Demirel forme un gouvernement
minoritaire. Aussitôt, il applique «le
décret du 24 janvier»,
un programme d’une sauvagerie
extrême, tant sur le plan économique
que politique –faisant notamment
dévaluer la livre turque de
48,6 %. Evidemment, ce sont surtout
les travailleurs qui voient ainsi leur
avenir hypothéqué : la
mesure provoque instantanément
une hyperinflation des prix, alors
que tous les salaires ont été bloqués.
A cette offensive, parrainée
par le patronat, répond dès
lors une campagne démocratique
de masse qui se ponctue le 15 février
1980 par une action de fermeture des
magasins. Dans la capitale, 90 % des
commerces suivent l’appel. Le
lendemain, la presse va titrer : «Istanbul,
ville morte». Petit à petit,
l’oligarchie perd le contrôle
de la situation. Le Premier ministre
Demirel déclare le pays ingérable
si est maintenue la Constitution en
vigueur depuis vingt ans : il modifie
la loi sur les associations, limite
la liberté de la presse et octroie
des compétences supplémentaires à la
police et à l’armée.
Le 12 septembre 1980, une junte militaire
prend le pouvoir et abolit les dernières
libertés reconnues par la Constitution
de 1961. La domination de l'armée
sur la vie politique, économique
et sociale est désormais pérennisée
avec la consécration du Conseil
de Sûreté nationale
(MGK). Verdict ? 650.000 personnes
sont arrêtées et soumises à la
torture. 500 Turcs perdent la vie durant
leur détention, 50 sont exécutés
par pendaison. 14 prisonniers décèdent
suite à des grèves de
la faim pour dénoncer les conditions
carcérales inhumaines. Au moins
10 détenus s’immolent
par le feu pour les mêmes raisons.
210.000 procès politiques sont
ouverts devant les tribunaux militaires.
98.404 personnes sont jugées
en raison de leurs opinions et 21.764
condamnées à de lourdes
peines d’emprisonnement. Des
dossiers sont ouverts à l’encontre
de 1.683.000 citoyens. 348.000 personnes
se voient refuser l'obtention de passeports.
15.509 enseignants sont chassés
de leur poste universitaire, de par
la loi n°1402. 18.000 fonctionnaires,
2.000 juges et procureurs, 4.000 officiers
de police, 2.000 officiers de l'armée
et 5.000 enseignants sont forcés
de démissionner. Tous les partis
politiques sont interdits. Les activités
de 23.667 associations sont suspendues.
La presse est soumise à la censure.
4.509 personnes sont déportées
en vertu de la loi martiale. 113.607
livres sont brûlés. 39
tonnes de magazines et de journaux
sont détruits pour «subversion».
937 films sont interdits. 2.792 auteurs,
traducteurs et journalistes passent
en jugement : le total des peines de
prison prononcées à leur
endroit va s'élever à 3.315
ans et 3 mois.
Or,
vingt-cinq ans après le coup d'Etat, comment
qualifier la situation présente?
Les généraux putschistes
sont sous la protection des autorités
actuelles, comme ils l’ont été de
tous les gouvernements qui se sont
succédé jusqu’ici.
La Constitution d’inspiration
mussolinienne –prônant «la
supériorité, le monopole
de la race et de la langue turques» (Articles
3, 42 et 66)– telle qu’imposée
en 1982 est toujours en vigueur. Malgré la
pseudo «démilitarisation» du
Conseil de Sûreté nationale,
les militaires continuent de dicter
leurs choix militaristes par les déclarations
médiatisées du chef de
l'Etat-major ou des commandants des
forces terrestres, aériennes
et navales. En outre, les militaires
exercent un contrôle constant
sur la vie économique du pays
par le biais de leur holding financier
OYAK et d'une série d'industries
de guerre. Bien entendu, pour des milliers
de condamnés politiques rien
n’a changé. En août
2005, le ministère de la Justice
chiffrait leur nombre à 3.788,
détenus pour des «délits
de terreur» dans 73 grandes prisons
du pays –dont onze centres de
haute sécurité, dits
de type F. Qui plus est, les exécutions
sommaires et la torture lors des arrestations
continuent d’être monnaie
courante. Fin mars 2006, au moins 25
manifestants kurdes ont été abattus
par les forces de sécurité dans
le sud-ouest du pays. De plus, les
groupes ultranationalistes sont encouragés à lyncher
tout qui manifeste pour défendre
les droits du peuple kurde ou pour
protester contre les conditions carcérales
des prisonniers politiques. Le nouveau
Code pénal turc, fort applaudi
par l'Union européenne ? Il
constitue une menace persistante sur
la liberté de la presse: en
vertu de son article 302, plusieurs
journalistes sont en passe d’être
condamnés pour «insultes à l'armée,
au gouvernement ou aux forces de sécurité».
Ankara (poursuivant sa politique révisionniste)
ne montre d’ailleurs aucune intention
de reconnaître les injustices
et les atrocités commises dans
l'Histoire de la Turquie. Selon l'Article
305, les citoyens qui demandent le
retrait des militaires turcs de Chypre
ou affirment la réalité du
génocide arménien peuvent
donc être poursuivis devant les
tribunaux d’exception. En conséquence,
les missions diplomatiques d'Ankara
incitent souvent les ressortissants
turcs, les élus ou candidats
d'origine turque des partis politiques
européens (qu’ils soient
socialistes, libéraux, écologistes
ou chrétiens) à participer
aux manifestations négationnistes. [top]
1981.
Au plus fort de la répression, des militants
de Devrimci Sol (l’organisation
d’extrême gauche qui, en
1994, deviendra le DHKP-C) attaquent
le commissariat de police de Kemeralti
situé en plein coeur d’Izmir,
un commissariat tristement connu pour
ses salles de tortures. D’autres
actions punitives, visant des bourreaux
et des indicateurs, vont alors se succéder.
Mais, la plus significative reste sans
aucun doute l’exécution,
le 6 février 1981, du vice-directeur
de la Sûreté à Istanbul,
Mahmut Dikler. Tortionnaire hors du
commun, membre de la police politique,
Dikler était connu pour sa complicité dans
le massacre de 37 travailleurs, le
1er mai 1977 sur la place Taksim.
Neuf
ans plus tard, Devrimci Sol abat
Durmus Aksen, un colonel à la retraite qui avait
servi au Commandement de l’Etat
d’urgence à Istanbul de
1981 à 1986. En tant que conseiller
juridique de la junte, il avait fait
des prisons de véritables bagnes
et était, de ce fait, notamment
responsable de la mort de quatre grévistes
de la faim décédés
en 1984. Aksen, il faut le dire, était
aussi bien connu des détenus
que de leur famille qu’il faisait
tabasser aux portes des pénitenciers.
Le 12 juin 1990, des membres de Devrimci
Sol vont les venger.
À la même époque,
le mouvement radical détruit
la fondation HZI, une section de la
polyclinique de Gayrettepe financée
par la CIA, qui utilise des prisonniers
comme cobayes afin d’expérimenter
des nouveaux «médicaments
psychotropes». Dans un communiqué de
revendication, l’organisation
révèle que le «Mengele» de
ce centre expérimental, le «Professeur» Turan
Itil, a participé à un
symposium sur «la réhabilitation
des terroristes» en présence
des chefs de prison, des militaires
et de Paul Hanze, le responsable de
la Central Intelligence Agency pour
la Turquie.
Le
26 août 1990,
le groupe s’en prend à l’ex-commandant
de l’armée et directeur
de la sécurité intérieure
de la prison militaire de Metris, Adnan Özbey.
Gravement blessé, celui-ci déclarera à la
presse «ne pas être un
tortionnaire» et «être
un innocent», espérant
ainsi profiter de la crédulité publique.
Suite à ses allégations,
Devrimci Sol publie une liste détaillée
des crimes qu’il a commis de
ses propres mains à la prison
de Metris.
Le
26 septembre 1990, même punition pour Hiram Abbas,
un chef des services secrets turcs
(le MIT) formé par la CIA en
Floride et à Panama. Hiram Abbas
avait pris sa pension en 1988 après
avoir «bien servi» pendant
trente-trois ans : c’était
un parfait expert dans le domaine des
interrogatoires, des sabotages et de
la guerre psychologique. Il s’était
autoproclamé «chasseur
de gauchistes» et se targuait
d’avoir participé à 140
opérations de contre-guérilla.
Lors du second coup d’Etat militaire
du 12 mars 1971, il avait travaillé sous
les auspices d’Ismail Türün
(le commandant de l’état
d’urgence à Istanbul)
en officiant comme directeur de Ziverbey, «le
palais de la torture».
Puis
entre octobre 1990 et janvier 1991,
l’organisation
révolutionnaire «punit» successivement.
Halil Cetin, un sous-officier sadique
qui avait servi comme vice-commandant
de gendarmerie de la ville de Carsamba
sur la Mer Noire; Niyazi Aygen, le
directeur de la tristement célèbre
prison de Bayrampasa; le «docteur» Musa
Duman, un tortionnaire sanguinaire
recherché pendant treize ans
pour avoir fait assassiner plusieurs
militants; le commandant de la gendarmerie
chargé de la sécurité dans
la région du Sud-est et conseiller
du premier ministre pour la sécurité Hulusi
Sayin : ce gradé était
tenu responsable de nombreux massacres
dans le Kurdistan turc et irakien…
Pour
autant, Devrimci Sol n’oublie pas de fortifier
ses liens avec le monde ouvrier. Le
22 février 1991, 3.300 travailleurs
de la firme de cuir Maga décident
d’occuper leur entreprise jusqu’à ce
que «les conventions collectives
soient appliquées». Le
patron de la société,
le magnat Ali Sen –qui préside
le club de football Fenerbahçe– licencie
535 ouvriers parce que «l’usine
n’est pas rentable» alors
qu’il se permet toutes les largesses
avec ses footballeurs. Le 25 février,
il promet finalement de payer une indemnité aux
salariés mais ne tient pas parole.
Durant le mois de mars, onze ouvriers
de Maga sont arrêtés par
la police politique alors qu’ils
effectuaient le tour des quartiers
pour organiser la solidarité.
En représailles, l’hélicoptère
privé d’Ali Sen est détruit
sur la piste aérienne d’Ataköy
par des unités de Devrimci Sol.
Qui, dans un communiqué, met
Ali Sen en garde contre toute intention
de se débarrasser de son personnel
ou de ne pas en respecter les droits.
Acculé, ce dernier accepte toutes
les revendications salariales et réintègre
les ouvriers renvoyés. Formidable
? Formidable : cette résistance,
encadrée par Devrimci Sol, a
abouti à un succès probant
et a une dimension «historique» car
elle est le premier exemple d’occupation
d’une entreprise depuis le coup
d’Etat de 1980. Dans les semaines
qui suivent, Devrimci Sol organisera
ou appuiera des grèves et des
occupations dans divers secteurs, notamment à la
compagnie aérienne Turkish Airlines, à l’usine
de fabrication de verre Pasabahçe,
mais aussi et surtout dans les services
municipaux, favorisant la création
de syndicats des fonctionnaires qui étaient à l’époque
formellement interdits. [top]
Selon
Eyüp Asik,
un ancien ministre appartenant à la
droite «libérale»,
l'utilisation d’organisations
clandestines par l'Etat turc remonte
aux années 50 et à la
décision américaine de «créer
en Turquie, à l'image des pays
de l'Otan, une organisation chargée
de la lutte contre le communisme».
Devenu Premier ministre en 1974, le
social-démocrate Bülent
Ecevit va ainsi découvrir fortuitement
l'existence d'une des plus importantes
de ces structures de contre-guérilla
(en prenant connaissance, par hasard,
d'une demande de financement sur fonds
secrets): cette organisation est hébergée
dans les locaux mêmes de la mission
américaine d'aide militaire à Ankara.
Or, c’est dès 1952 lors
de son adhésion à l’OTAN,
que la Turquie s’était
dotée d’un tel organisme
de combat. Appelé «Département
spécial de la Guerre »,
puis «Commandement des Forces
spéciales», c’est
la CIA qui en assume tous les frais.
En 1955, ce «Groupe de travail » effectue
sa première intervention : une
attaque à la bombe contre le
musée Atatürk de Thessalonique
(en Grèce). Une manière
efficace de susciter des tensions entre
les deux pays et d’en exciter
le nationalisme latent. Au fil des
décennies, l’ancien «Institut
pour les Enquêtes sur la guerre» va
donc voir son rôle et son influence
considérablement renforcés
au point de diriger ou superviser,
dès les années 90, les
Services de renseignements liés à la
gendarmerie, les Equipes pour les Opérations
spéciales, les Gardes villageoises,
les Unités spéciales
des Commandos, les Unités pour
les Opérations spéciales,
les divers Départements «Antiterrorisme»,
le Service National de renseignements
(le MIT), l’Organisation de Protection
civile, etc, etc… En réalité,
ce Commandement des Forces spéciales,
dirigé par l’Etat-major
de l’armée, occupe des
positions de pouvoir dans tous les
organes de l’Etat ; il est organisé au
sein de l’appareil judiciaire,
du Parlement et des partis traditionnels. À quoi
sert-il concrètement ?
Un
communiqué du
DHKC daté du 8 juillet 1999,
et revendiquant «l’exécution
du tortionnaire Turan Ünal»,
en explicite quelques-unes des missions: «Turan Ünal
a été membre de diverses
unités spéciales, notamment
de l’unité 03 spécialisée
dans l’enlèvement de militants
et la disparition de leurs corps mais
aussi du service de renseignement de
la gendarmerie (JITEM) :
Le
30 janvier 1996, il a fait exécuter 7 guérilleros
du DHKC, dont le commandant Mete Nezihi
Altinay dans les montagnes de Sivas;
le 31 mars 1998, il a participé à l’enlèvement à Izmir
de quatre membres du DHKC –l’étudiant
Neslihan Uslu, Metin Anda (un villageois
qui militait contre l’implantation
d’une entreprise d’extraction
de l’or, Eurogold, empoisonnant
la nature au cyanure), le militant
Mehmet Ali Mandal et le syndicaliste
Hasan Aydogan. En compagnie de ses
sbires, il les a torturés dans
une caserne militaire à Foça,
a en partie broyé leur corps
et a embarqué les restes dans
une barque qu’il a fait exploser
au large de Seferhisar, une localité proche
d’Izmir. Ensuite, lui et ses
complices ont célébré cette “opération
réussie” dans un club
de vacances de Cesme appelé Fly-Inn. Ünal
a aussi participé à de
nombreuses séances de torture
dans les centres les plus connus de
la section anti-terroriste d’Istanbul,
au laboratoire de recherche approfondie
(DAL) à Ankara, au casino Bayrak,
dans les locaux des services secrets
de la gendarmerie de Yenimahalle, dans
les centres de torture à Izmir,
en Phocée, à Üçkuyular.
En avril 1998, il a créé une
association culturelle et une bibliothèque
populaire dans le village de Diphac?köy
en province d’Amasya pour attirer
le potentiel de gauche du village et
ainsi infiltrer les milieux proches
des camps de guérilla du DHKP-C
et du TKP-ML. En juillet 1996, il a
participé à plusieurs
enlèvements et à la répression
contre les familles des disparus qui
avaient manifesté en marge du
Sommet sur le logement Habitat. Il
a participé personnellement
aux tortures. Il a également
mis sur pied des réseaux d’informateurs
dans les montagnes d’Egée
et du Taurus pour filer les combattants
du DHKC. Il a commis des activités
de provocation dans les campus universitaires
de Hacettepe, de Beytepe et à la
Faculté des Sciences politiques
d’Ankara; à Istanbul,
il a tenté d’infiltrer
les milieux progressistes de la Faculté des
Lettres et a organisé des
rafles parmi les étudiants de
gauche pour intimider et pousser ses
victimes à la collaboration.
Durant ses activités de kidnapping
menées de novembre 1995 à novembre
1998, il n’a pas cessé de
s’enrichir par les trafics de
drogue et d’armes».
Dans
un communiqué,
tout récent celui-là,
daté du 6 février 2006,
le DHKC annonce avoir mis fin définitivement
aux activités d’un ripou,
Hakan Sarayliolgu qui avait été formé en
1984 dans une section spéciale
de l’OTAN : «Ce tortionnaire
polyglotte a successivement travaillé pour
les services secrets turcs de la MIT,
la BND allemande, la CIA et le MI5.
Membre actif des Loups gris et proche
ami des caïds de la pègre
(comme Abdullah Çatli et Abidin
Bilgin), Hakan Saraylioglu a avoué avoir
participé à 14 "opérations" dans
les villes de Manavgat, Diyarbakir,
Istanbul, Alanya, Fethiye mais aussi
en Europe. Il a à son actif
le meurtre de trois membres du PKK,
dont il s’est débarrassé des
corps dans le barrage de Manavgat.
En 1994 et 1995, il a même participé à des
actes de sabotage tels que des incendies
de forêt en Grèce à partir
de la ville de Bodrum où il
avait embarqué à bord
d’un zodiac avec des membres
de la Sûreté (le MIT)
dénommés Cengiz, Kazim
et Ercan. Dans ses aveux, il a livré une
vingtaine de noms de collaborateurs
et affirmé que l’ex-première
ministre Tansu Ciller, le général
Ragip Ulubay, le général
Muhittin Füsunoglu, le lieutenant-colonel
Adnan Simsiroglu, le Procureur de la
Cour de sûreté de l’État
Altan Sari… dirigaient un véritable
réseau criminel. Leurs activités
auraient été assurées
par la société de transport
Ilkay Nakliyat dont le siège
se trouve à Kadiköy (Istanbul).
Il a également avoué connaître
personnellement l’assassin de
l’étudiant de gauche, Önder
Babat, qui avait été abattu
d’une balle dans la nuque, le
3 mars 2004 dans des circonstances
inexpliquées. D’après
Hakan Saraylioglu, la balle aurait été tirée –du
bureau du Parti d’Action Nationaliste
(MHP) situé dans le quartier
de Beyoglu– par un officier dénommé Mustafa
Basçavus ».
Idem,
le 19 février
2006, où le DHKC revendique
la mort de «l’informateur
et assassin Halil Hosaf». «Le
DHKC l’avait repéré et
avait retrouvé une lettre qu’il
s’apprêtait à envoyer
au Commandement général
de la gendarmerie. Dans ce courrier,
il se plaignait d’être
mal rémunéré malgré tous
les services qu’il avait rendus
au cours de ses activités d’infiltration
des camps de guérilla du PKK
et du DHKC. Il a avoué, entre
autres, avoir tué cinq guérilleros
du PKK en injectant du poison dans
leur nourriture et avoir reçu
50 à 60 millions de livres turques
pour chaque information opérationnelle
concernant les déplacements
des guérilleros du DHKC de la
région de Tokat».
Quelque
dix années
auparavant (en décembre 1995),
le DHKC avait rapporté les faits
suivants: «Il s’appelle
Murat Aldemir. Il a été puni
de mort le 3 décembre. Murat
Aldemir qui était membre du
Parti d’Action Nationaliste (MHP),
le parti des "Loups gris", avait servi
dans l’armée au cours
des années 1991 et 1992. Il
avait participé aux plans
de dépeuplement et de destruction
de village destinés à isoler
la guérilla, et était
payé pour chaque tête
de combattant qu’il rapportait.
Sa sale besogne avait fait de lui un
véritable psychopathe. Il prenait
plaisir à garder des trophées
de guerre : les oreilles et le nez
de ses victimes». [top]
L’Etat turc
n’aura donc jamais cessé de
mener une guerre intérieure,
un conflit d’ordre «privé»,
avec la volonté implacable,
pour ne pas dire «pathologique»,
d’annihiler tout ce qui –de
près ou de loin– peut
ressembler à du «séparatisme».
Cette hantise de voir la Turquie dépecée
(née au moment de l’éclatement
de l’empire ottoman) l’aura
donc poussée à toutes
les sauvageries –du génocide
arménien au martyre kurde. Les
gouvernements ont certes changé,
les conjonctures aussi, mais l’obsession
d’une Turquie «une et indivisible»,
peuplée de citoyens turcs indistincts,
ne s’est jamais démentie.
C’est en son nom, en tous cas,
que les militaires aux faîtes
de l’Etat ont rasé 4.000
villages kurdes, déplacé deux
millions de personnes, mené une
guerre qui a fait 36.000 morts, emprisonné intellectuels,
poètes et députés
dont le seul crime n’était
souvent que de prononcer publiquement
le mot «kurde». Cette négation,
quasi névrotique, explique à elle
seule la détermination des dirigeants
du pays, tant est forte leur pulsion
unitariste, raciale voire raciste.
C’est clair et brutal: le régime,
qui estime avoir définitivement
vaincu la guérilla du PKK et
maté «le terrorisme»,
ne veut plus entendre parler d’un
quelconque problème kurde. Tous
ceux qui contestent cette vision officielle,
fussent-ils élus ou personnalités
de renom, doivent être réduits
au silence. Depuis 1992, plus de 5.000
intellectuels et militants osant témoigner
du «drame» ou susceptibles
d’en proposer des solutions démocratiques
ont été assassinés
par les forces paramilitaires à l’occasion
des fameux «meurtres non élucidés».
Mais
aujourd’hui,
aujourd’hui même ? La réalité reste
la plus forte. Rapport d’Amnesty
International: «Le 9 novembre
2005 à midi un quart, un homme
a été tué et plusieurs
autres blessés à la
suite d’un attentat à l’explosif
perpétré contre la librairie
Umut Kitabevi à Semdinli dans
la province de Hakkari. Le propriétaire
de la librairie et d’autres personnes
ont réussi à appréhender
l’auteur présumé de
l’attentat, ainsi que ses deux
acolytes qui l’attendaient dans
une voiture garée à proximité.
Dans le véhicule, on a découvert
des armes, des listes d’opposants
politiques, des renseignements concernant
des habitants de la ville. On a appris
que les trois hommes arrêtés
par la foule appartenaient aux services
de sécurité». Qui
se cache derrière l’explosion
de Semdinli ou, en tous cas, la couvre?
Trois mois après les faits,
l’enquête officielle en
fournit la réponse à peine «incongrue»:
il s’agit du numéro deux
de l’armée turque pas
moins, le général Büyükanit
que le Procureur de la République
accuse formellement «d’interférence
avec la justice, de constitution de
bande armée, de falsification
de documents et d’abus de pouvoir».
Car juste après l’attentat –qui
a tué le gérant de la
librairie, un ancien militant du Parti
des Travailleurs du Kurdistan– Yasar
Büyükanit a soutenu publiquement
l’un des deux sous-officiers
mis en cause, le qualifiant de «très
bon garçon». Or Büyükanit,
appelé à devenir chef
d’état-major en août
prochain, est jugé plus intransigeant
encore que l’actuel numéro
un des forces armées (Hilmi
Ozkok) sur la question kurde. Conséquences
directes: le Premier ministre Erdogan
vient de juger préférable
de réitérer un salut
solennel à «l’estimé général»,
appelant à ne pas monter l’armée
et la justice l’une contre l’autre.
Et, bien que l’inculpation ait été jugée
recevable par la Cour criminelle le
7 mars –le général
risquant, du coup, trois années
d’emprisonnement–, deux
semaines plus tard, il n’y a
déjà plus d’affaire «Semdinli»:
l’armée a mis son veto
aux poursuites, jugeant «l’attaque
injustifiable» et «des
suites judiciaires pas du tout nécessaires».
Ainsi,
la réalité resterait
la plus forte ? Le vendredi 3 mars
2006, tout à l’aube, Ferho
Akgül Ferho (85 ans) et son épouse âgée
de 80 ans sont retrouvés baignant
dans leur sang. Massacrés au
couteau dans leur maison à Mizizah,
un petit village du Kurdistan. Les
deux vieillards, qui faisaient l’objet
de multiples menaces depuis des mois, étaient
soumis à des pressions de toutes
sortes afin qu'ils persuadent leurs
deux fils exilés en Belgique –où ils
avaient trouvé asile– de
cesser leur activisme «contre
l'État turc». Medeni Ferho
? Journaliste-écrivain connu,
il travaille en effet à la TV
kurde Roj qui émet de Denderleeuw.
Quant à Derwich Fehro, il
dirige l'Institut kurde de Bruxelles,
dont la seule activité «subversive» est
de promouvoir la culture kurde. Or
tout l’indique: le bestial assassinat
des parents Fehro a été perpétré par
les Forces spéciales –ces
escadrons de la mort levés par
l'État– avec l’appui
des milices locales pro-gouvernementales. [top]
À Duinberg le 26 septembre 1999,
des policiers de Knokke interviennent
pour une banal feu de cheminée dans un appartement de la digue. Après
inspection des lieux, ils restent «en observation» à proximité de
l’immeuble, intrigués par l’attitude des occupants qui s’affairent à charger
précipitamment trois voitures Quand celles-ci s’éloignent,
elles sont prises en filature. Deux sont interceptées. Dans la Ford
Clipper, immatriculée en Allemagne sous le numéro DU-UD926, se
trouve une jeune femme porteuse d’un passeport établi au nom de
Neşe Yildirim. Inspection des véhicules. La police met la main
sur de nombreux documents, une grande quantité de matériel informatique
et de téléphones portables, ainsi que plusieurs armes. Une perquisition
de l’appartement est décidée où sont également
trouvés des pièces et des faux cachets d’identité turcs.
De l’ensemble des documents rapidement inventoriés, il ressort
que –de toute évidence– les trois personnes, qui ont pu être
appréhendées, sont liées à un mouvement révolutionnaire
turc: le DHKP-C. Un mois après l’arrestation des suspects, «l’affaire» éclate
vraiment : l’analyse des empreintes digitales a révélé qu’Yildirim
s’appelle, en réalité, Fehriye Erdal, «née
le 25 février 1977 à Adana» et est recherchée par
la Turquie pour un triple meurtre commis trois années plus tôt à Istanbul. [top]
Arrêtée «en
possession d’armes à feu»,
Erdal est jetée en prison mais,
en mars 2000, le tribunal de Bruges
ordonne sa libération dans l’attente
d’un éventuel procès.
C’est la procédure. Que
fait le gouvernement ? Il passe outre
et décide de la maintenir en
détention. Fehriye Erdal a introduit
une demande d’asile politique,
confortée par une opinion favorable
du Commissariat Général
aux Réfugiés…,
que fait le gouvernement ? Le 10 juillet,
le ministre de l’Intérieur
Antoine Duquesne refuse de prendre
en considération la démarche
et annonce son intention d’expulser
la jeune militante vers un pays tiers.
Les avocats, outrés par tant
de parti-pris, sollicitent le Conseil
d’Etat qui rend son avis, le
25 juillet : sans fioriture, la plus
haute autorité met directement
en cause le Ministre, qui a agi illégalement,
et suspend ses décisions. Qu’à cela
ne tienne : Duquesne refuse la remise
en liberté. Sur-le-champ, le
défenseur d’Erdal dépose
plainte pour «séquestration
arbitraire», vu que le ministre
n’arrête pas de commettre
des abus de pouvoir. Une loi des séries
qu’interrompt judicieusement
le Conseil d’Etat dans un arrêt
rendu en mars 2003 où est, purement
et simplement, annulé l’ordre
ministériel faisant obligation à la
militante de quitter le territoire
national «puisqu’il n’est
pas prouvé que Fehriye Erdal
constitue un danger pour la sécurité publique
belge». En réalité,
l’argument d’autorité –affirmant
la dangerosité de la prévenue– cache
mal l’estime portée par
les membres du Cabinet à l’égard
des recommandations formulées
par les autorités turques –notamment
les allégations avancées
par leur Cour de Sûreté de
l'État qui, dès le 18
janvier 1996, a délivré un
mandat d’arrêt international à charge
de Fehriye Erdal. D’autant qu’une
fois cette dernière arrêtée à Knokke,
le président de la première
Cour de la Sûreté de l'État
d'Istanbul s’est bien évidemment
empressé, par lettre du 27 octobre
1999, de demander l’extradition.
Dommage : la Belgique ne peut pas accéder à cette
exigence parce qu'elle émane
d'un tribunal d'exception. Pour contourner
cet obstacle inattendu, c’est
donc l'ambassade de Turquie qui a introduit
(par un courrier en date du 2 novembre
1999) la demande afin que les choses
ne traînent pas. Ou pas trop. [top]
Avant qu’Erdal
ne soit formellement identifiée,
l’instruction
entamée par le juge Buysse de
Bruges ne portait que sur «l’association
de malfaiteurs; la possession d’armes;
le vol et recel de matériel électronique
et de documents d’identité (ultérieurement,
il s’avèrera qu’à part
un GSM dont l’origine était
douteuse, tout le reste avait été acheté en
bonne et due forme de telle façon
que, dans les réquisitions finales,
ce point ne sera plus retenu, NDLR);
les faux et l’usage de faux». «Avant
qu’Erdal ne soit formellement
identifiée...» : après,
le dossier va se développer
selon deux chapitres parallèles.
D’une part, l’instruction
concernant les évènements
de Knokke; d’autre part, «l’affaire
Erdal» proprement dite, que l’on
peut résumer comme suit. Fehriye
Erdal va être l’objet d’au
moins trois demandes d’extradition
formulées par la Turquie au
motif qu’elle aurait participé,
le 9 janvier 1996, à l’assassinat
d’un des plus puissants industriels
du pays (Özdemir Sabanci), tué par
deux membres du DHKC (Devrimci Halk
Kurtulus Cephesi). L’action,
il est vrai, a été revendiquée
par le Front révolutionnaire
pour la Libération du Peuple
comme un acte de représailles
suite à un raid policier dans
la prison de Ümraniye qui, quelques
jours plus tôt, s’était
soldé par la mort de quatre
de ses militants. Mais Erdal nie toute
participation : «Durant l'été 95,
j'ai sollicité un emploi auprès
de la société nationale
de nettoyage afin d'apporter un soutien
financier à ma famille. Cette
firme offrait ses services à la
Sabanci Holding. J'ai d'abord fait
partie de l'équipe de nuit,
ensuite j'ai introduit une demande
pour travailler de jour. J'ai pu remplacer
une femme partie en congé annuel.
On m'a proposé de travailler à l’étage
où se trouvent les bureaux d’Özdemir
Sabanci. Après son assassinat,
on m'a immédiatement soupçonnée:
j'étais sympathisante du DHKP-C
et la police le savait. Je n'avais
d'autre choix que de fuir».
La
version des autorités
judiciaires turques est, singulièrement
différente. «L’attentat
a été perpétré par
Mustafa Duyar, Ismail Akkol et Fehriye
Erdal…, tous membres du DHKP-C. Özdemir
Sabanci, membre du conseil d’administration
du holding qui porte son nom, y a trouvé la
mort –ainsi qu’Haluk Görgün
le directeur général
et Hasefe Nilgün, la secrétaire
du Président. Il est avéré qu’Erdal
a commis cet acte en échange
d’argent, et qu’elle menait
une vie de luxe grâce à des
moyens qu’on lui avait fournis
(…)». Pour donner plus
de «vérité» encore à cette
mise en scène, les Turcs font
même mieux et transmettent des
versions in extenso toutes prêtes
aux services de police belges. À Bruxelles,
c’est le journal Le SOIR et le «reporter» Marc
Metdepenningen qui vont se charger
de diffuser ces «scoops»,
puisqu’un vrai journal «progressiste» se
doit de faire du véritable journalisme
d’investigation. Dans l’édition
du 7 mars 2006, on peut lire en effet
qu’«Erdal était
parvenue à se faire affecter
aux services de nettoyage des "étages
présidentiels" des tours Sabanci.
Le 9 janvier 1996, elle fait entrer
par une entrée de service les
deux tueurs, venus prétendument
présenter de nouveaux produits
de nettoyage. Pour les faire accéder
jusqu’au 25ème étage,
elle avait emprunté un badge
d’accès sécurisé à son
collègue Dusum K. Les trois
victimes furent abattues à l’aide
de pistolets silencieux. Hasefe Nilgün,
la secrétaire de Sabanci, était
pourtant l’une des "protectrices" d’Erdal
pour laquelle elle collectait des fonds
afin qu’elle poursuive ses études.
Erdal est sortie précipitamment
du bâtiment à 10 heures
32, bien avant la fin de son service,
suivie peu de temps après par
ses deux complices».
Utile à relever:
dès ses premières mises
en demeure à l’adresse
des autorités belges, la Turquie
n’a jamais incriminé explicitement
Erdal pour complicité de meurtre
mais pour «tentative de renverser
l’ordre constitutionnel» en
vertu de l’article 146 du Code
pénal turc. Une allégation
purement politique, on en conviendra.
Mais, d’un autre côté,
la famille d’Ö. Sabanci –disposée à ne
voir dans cet attentat qu’un «crime
crapuleux»– s’est
constituée partie civile devant
un Juge d’instruction à Bruxelles
et, bien que les juridictions belges
se soient déclarées incompétentes,
l’incrimination est toujours
pendante devant la Cour de cassation.
Mais,
au fond, qui est Özdemir Sabanci ? La Sabanci
Holding est le second groupe industriel
turc. Avec plus de 35.000 employés
répartis dans 66 sociétés,
il est présent dans les secteurs
de la chimie et des fibres, de la banque,
de l'assurance, des produits alimentaires,
du textile, de l'énergie, du
ciment, de l'automobile, des pneus,
des matériaux de renforcement,
des télécommunications,
de l’électronique, du
tourisme, du papier et de l'emballage.
Les sociétés du groupe
opèrent dans une douzaine de
pays mais exportent, bien entendu,
leurs produits dans le monde entier.
La Holding Sabanci, qui détient
une participation majoritaire dans
12 sociétés cotées à la
Bourse d'Istanbul, poursuit une stratégie
de croissance agressive, par le biais
d'acquisitions et par la croissance
organique de ses multiples sociétés.
Le conglomérat est prisé à la
Bourse, mais 80 % des actions restent
entre les mains des Sabanci, dont la
fortune est estimée par la revue
américaine Forbes à 3,2
milliards de dollars (2,5 milliards
d’euros). Le chiffre d’affaires
consolidé du groupe –qui
a formé de nombreuses alliances
avec des entreprises étrangères
(par une série de joint-ventures
avec DuPont, Bridgestone, Toyota, Philip
Morris, Carrefour ou BNP Paribas)– s’élevait à 7,3
milliards de dollars en 2003, pour
un bénéfice net de 583
millions. Dans l’historiographie
de la famille, l’ascension météorique
des fondateurs ressemble évidemment à une
success story, due uniquement à leur
dur labeur et à leur sens
du travail bien fait. Ainsi, Haci Omer
Sabanci aurait posé les premiers
jalons de l'empire, passant –de
manière inexpliquée et
inexplicable– «de la cueillette
du coton à l’industrie
textile», avant de diversifier
les activités de la compagnie
jusqu’à sa mort en 1966.
Puis son fils, Sakip, a naturellement
pris la relève. Un très
chic type, Sakip: «Malgré sa
fortune considérable, il a toujours
gardé une simplicité et
un franc-parler qui lui permettait
de communiquer aussi aisément
avec l'homme de la rue qu'avec les
dignitaires et chefs d'Etat étrangers».
Comme cette dynastie de parvenus était
classée, en 2004, au 147ème
rang des plus grandes fortunes au monde,
Sakip était «également
connu pour sa philanthropie. Vaksa,
la fondation qu'il avait créée
en 1974, aura bâti une université prestigieuse,
inaugurée en 1999, des dizaines
d'écoles, des dispensaires,
des centres culturels, et offert des
bourses à de nombreux étudiants
déshérités».
Mais, quand son frère Özdemir
est exécuté, le conseil
de famille décide d’engager
des mercenaires afin de liquider les
meurtriers. À ce propos, le
quotidien Günaydin du 2 février
1996 mentionnait la mobilisation de
50 nervis chargés de la traque à travers
toute l'Europe.
Bien
entendu, tout au long de ses conquêtes financières
et entrepreneuriales, la famille Sabanci
aura opportunément développé collusions
et connivences. Notamment avec les
militaires. Elle avait, de ce fait,
appuyé (au cours d’une
réunion secrète, tenue à Konia
entre les plus importants businessmen
du pays et les généraux
de l’armée) la nécessité d’un
nouveau coup d’Etat. Le 12 septembre
1980, le putsch a lieu. Commentaire
du Président de la Confédération
des Employeurs (la TISK): «À nous,
maintenant, de rigoler». Désormais,
toutes les grèves et l’ensemble
des syndicats sont constitutionnellement
interdits. [top]
Pas besoin
de faire un dessin. C’était
déjà évident il
y a six ans et demi. Si Fehriye tombe
entre les mains des services de répression
turques, sa vie ne vaudra pas cher.
Le meurtre d’un des militants
suspectés dans l’attentat
contre Sabanci est, à cet égard,
confondant. Mustafa Duyar a été intercepté en
Syrie, ramené en Turquie et
assassiné en prison par un soi-disant
membre de la mafia incarcéré dans
le même établissement
pénitentiaire. «Soi-disant» car,
fort opportunément, l’auteur
du meurtre parviendra à s’échapper
sans trop de difficultés en
février 2000. Le 20 août
de la même année, le quotidien
Hürriyet révèle
d’ailleurs les ambitions d’Ankara
concernant Erdal dans le cas –souhaité– où la
Belgique la renvoyait vers un pays
tiers : «Ayant acquis une réputation
internationale sur le plan de l’empaquetage
après l’enlèvement
de terroristes comme Oçalan
[le leader du PKK kidnappé à l’ambassade
de Grèce à Nairobi-Kenya
par les services secrets, NDLR], la
Turquie surveille de près F.
Erdal. Ankara considère très
avantageux l’envoi de la terroriste
vers un pays extra-européen
car il s’avère plus difficile
de la récupérer dans
un pays de l’Union». A
la même date, le Ministre de
la Justice Hikmet Sami Türk répète,
devant la presse, des intentions crapuleuses
identiques : «Nous allons la
rapporter, comme on a rapporté Abdullah
Oçalan». «La Belgique
? Mais c’est une république
bananière», confirme le
ministre turc des Affaires étrangères,
dans une allocution le 1er novembre
2005, accusant notre pays de devenir «un
parapluie pour le terrorisme».
Quant au présentateur de l’émission
Manset sur la CNN Türk, il revendique
contre Erdal, «des actions à l’israëlienne».
Preuve qu’il s’agit bien
d’une action concertée: à l’Assemblée
du Conseil de l’Europe, le parlementaire
Mehmet Tekelioğlu interpelle le
25 janvier 2006 le Comité des
Ministres sur le même ton appuyé: «Bien
que partie ou signataire de toutes
les conventions et protocoles du Conseil
de l'Europe sur la prévention
du terrorisme et l’entraide judiciaire,
la Belgique refuse de respecter la
lettre et l’esprit de ces instruments.
Enfin et surtout, dans l’affaire
Fehriye Erdal, elle n’applique
pas le principe fondamental "juger
ou extrader"». A l’issue
du prononcé du jugement, le
28 février 2006, l’avocat
de la famille Sabanci fera pareil : «Le
Ministre de l’Intérieur
Dewael aurait pu faire procéder à l’arrestation
préventive d’Erdal en
vertu des lois sur l’accès
au territoire. Et la Belgique, saisie
d’une nouvelle demande d’extradition
de la Turquie, aurait pu lui signifier
un mandat extraditionnel». Dans
la même veine, le ministre Abdulla
Gül réitèrera son
admonestation solennelle à l’adresse
de la Belgique –la pressant d’arrêter
la fugitive et de la lui livrer le
plus rapidement possible. Une mise
en demeure reçue, «cinq
sur cinq» par notre «idiot
utile» aux Affaires étrangères.
Bafouant les règles basiques
de l’Etat de droit, Karel De
Gucht a en effet annoncé, il
y a peu, qu’en cas de capture «la
terroriste pourrait être extradée
vers la Turquie». Ce qui, légalement,
n’a aucun sens : tant que le
verdict de première instance
n’a pas été confirmé en
appel, voire en cassation, c’est
hors de question…Mais s’agit-il
vraiment d’un lapsus ?
Il
faut quand même
le rappeler : dans ce thriller quasi
exemplaire, les relations entre «nous» et «eux» n’ont
jamais cessé d’être
ambivalentes et poisseuses. Certes,
dans un premier temps, Bruxelles a
refusé l’extradition (jusqu’en
août 2002, la peine de mort était
toujours d’application en Turquie)
mais, d’un autre côté,
plusieurs services d’État
ainsi que des responsables de haut
rang appartenant aux deux pays ont
continué d’alimenter leurs
relations de bonne entente et de parfaite
intelligence. Le 16 août 2000
par exemple : l’agence Belga –reprenant
des informations communiquées
par le ministre Didier Reynders– rend
publique l’adresse où doit être
assignée Erdal «à Bassenge».
Deux jours plus tard, cette négligence
devient un leitmotiv : la télévision
turque diffuse les images de la nouvelle
résidence «secrète» où loge
la jeune femme à Dampremy. Sur
place, le correspondant du quotidien
Milliyet confie: «L’information
m’a été transmise
par un ami du Ministère belge
de l’Intérieur».
On croit rêver: la télé turque
filme le nom de la rue, la porte de
la demeure entourée d’un
cercle rouge, comme une cible de tir.
Dans le journal Le SOIR du 3 mars 2006,
les mêmes liaisons sont énoncées
explicitement: «C’est à une
adresse fixe à Bruxelles que
logeait –depuis bientôt
six ans– la militante d’extrême
gauche. L’ambassade de Turquie
en connaissait, depuis le début,
l’adresse exacte. Selon la Sûreté turque
elle-même, les services belges
avaient loué une maison, juste
en face pour la surveiller 24 heures
sur 24 par caméra».
En
réalité,
la coopération policière
entre Ankara et Bruxelles repose sur
une complicité qui a été ravivée
et formalisée dès la
deuxième moitié des années
90. En 1996, la gendarmerie belge a
organisé –sous le couvert
d’une opération de démantèlement
des réseaux de délinquance
et de drogue (dénommée « Asi »)– la
surveillance discrète des quelque
93.300 Turcs résidant chez nous,
grâce à des renseignements
obtenus de manière tout à fait
illégale. Quelques mois plus
tôt, le général-commandant
de la gendarmerie Willy Deridder s’était
rendu dans la capitale turque sous
prétexte de signer un accord
de coopération en matière
de lutte contre le trafic de drogue,
la terreur et le crime organisé.
Johan Vande Lanotte (alors ministre
de l’Intérieur) et Stefaan
De Clerck, ministre de la Justice,
n’en étaient même
pas informés. De la rencontre
entre Deridder (par ailleurs membre
du Bureau d’études du
Socialistische Partij) et son homologue
turc Yüksel (chef de la police)
résultera un rapport semi-confidentiel – portant «sur
le terrorisme, le crime organisé,
la collaboration en matière
d’immigration illégale
et de travail en noir, la formation
d’experts et la nomination d’agents
de liaison entre les deux pays…,
toutes mesures à mettre rapidement
en application». Qui plus est,
selon l’agence de presse Anadolu,
la claire entente entre les deux parties était
manifeste puisque de Ridder et Yüksel
rencontreront Mehmet Agar, encore ministre
de l’Intérieur, qui leur
déclarera: «Le grand nombre
de Turcs vivant en Belgique et l’augmentation
des activités terroristes confèrent
une importance toute particulière à la
collaboration entre nos deux pays».
Lorsque
cette visite secrète est portée à la
connaissance de l’opinion publique,
le ministre De Clerck ordonne l’ouverture
d’une enquête. Suite à cette
instruction, le Comité P (chargé du
contrôle des forces de sécurité)
entame une série d’investigations
sur la fameuse «opération
Asi». Le Comité P remet
ses conclusions en 2001. Elles ne seront
jamais rendues publiques car Freddy
Troch –président du Comité de
1993 à 1996– y est formellement
opposé (dans un rapport publié ultérieurement,
la gendarmerie belge sera même
totalement innocentée). Arguments
du Comité P ? La surveillance
secrète opérée
par la gendarmerie ne présentait
aucun aspect politique et ne violait
en rien les droits de citoyenneté des
Turcs en Belgique. Or c’est le
même Freddy Troch qui sera nommé à la
présidence du Tribunal correctionnel
de Bruges siégeant dans l’affaire
Fehriye Erdal. «Vu sa parfaite
connaissance des Turcs depuis l’opération "Asi",
Troch était celui qui convenait
le mieux»… [top]
Pour ce
qui concerne donc les événements
de Knokke, Ferhiye n’y a tenu
qu’un rôle limité –le
prévenu Musa Asoglu revendiquant
l’essentiel des faits incriminés
(la détention des archives et
du matériel appartenant au mouvement,
le recel de faux documents et de faux
cachets). Pour les armes de poing retrouvées
sur place, il en prend également
la responsabilité, précisant
que le DHKP-C (le Parti-Front révolutionnaire)
menait des actions armées en
Turquie mais jamais en Europe (ce qu’une
enquête balistique postérieure
a d’ailleurs confirmé).
Au procès, Asoglu invoque néanmoins
un état de nécessité :
dans la situation propre à la
Turquie, les militants de gauche doivent
nécessairement se munir de ce
genre de matériels afin de protéger
leur vie. Dans ces conditions, détenir
des armes apparaît comme une
mesure d’auto-défense élémentaire
d’autant que plusieurs rapports
officiels ont confirmé la volonté de
l’Etat turc de liquider des militants
politiques d’opposition en chargeant
des tueurs à gage de cette mission
(cf. le journal Milliyet du 2 février
1996 ou, parmi d’autres, le Rapport
du Procureur de la République
près la Cour de Sûreté d’Istanbul
au Président de l’Assemblée
nationale et au ministre de la Justice
en date du 30 janvier 1997).
En
tout, onze personnes vont être inculpées dans «l’affaire
Erdal» –l’instruction
se développant, comme on l’a
déjà dit, selon deux
démarches totalement différentes.
Le Juge d’instruction l’a
clairement indiqué, dès
le début de son enquête
et tout au long de celle-ci : il limitera
ses investigations aux seuls faits
relatifs à Knokke. Pas sur ceux éventuellement
commis en Turquie. Parce qu’une
telle enquête serait totalement
ingérable (les services de police
turcs étant d’autant moins
fiables qu’ils sont éminemment
politisés), et qu’elle
mettrait en péril un grand nombre
de personnes en Turquie. Par contre,
le magistrat national Michèle
Coninsx, puis son successeur Johan
Delmulle du Parquet fédéral –diligentés
par la cellule «Terrorisme» de
la gendarmerie – estiment, eux,
qu’il faut pleinement collaborer
avec les Turcs, leurs polices, leurs
services antiterroristes. Cette divergence
de vue donnera lieu à de graves
irrégularités au cours
de l’enquête. C’est
ainsi qu’au début de celle-ci,
le Juge d’instruction stipule
qu’aucun document faisant partie
des archives saisies ne sera communiqué aux
Renseignements turcs. Or, quelques
semaines à peine après
le début de l’enquête,
le journal Hurriyet (du 5 mars 2000)
publie une photo indiscutablement extraite
du dossier d’instruction (un
montage réalisé par les
verbalisants, afin de constituer un
album des suspects arrêtés à Knokke
ainsi que des autres personnes figurant
dans les archives retrouvées
le 26 septembre). Suite à cette
violation manifeste du secret d’instruction
(dont le Juge n’est aucunement
responsable), celui-ci ordonne que
l’ensemble du dossier et des
documents saisis soient déposés
immédiatement au greffe du Tribunal
correctionnel –une manière
de les soustraire aux services de police
chargés de l’enquête.
Mais un incident du même genre
se produira ultérieurement –quand
différents départements
de la police insisteront sur l’organisation
de réunions avec leurs homologues
des pays européens enquêtant
sur le DHKP-C. Dans l’optique
exposée ci-avant, le Juge d’instruction
estimait que de telles réunions
n’étaient pas nécessaires.
Quand il s’avère que les
services de police ont malgré tout
organisé un premier briefing
avec leurs collègues étrangers,
Buysse exigera très logiquement
qu’un procès verbal en
soit rédigé et versé au
dossier. Et la Sûreté de
l’Etat qualifiera les informations
synthétisées dans le
PV sous un titre sans ambiguïtés
: «Fuites».
Enseignements
? Le Juge d’instruction n’a
jamais eu une emprise réelle
sur l’instruction qu’il
menait et a été, plus
d’une fois, déstabilisé voire
dépassé par des services
policiers investiguant avec de tout
autres intentions… [top]
Le Juge
Buysse en avait systématiquement écarté l’idée:
l’enquête ne porterait
pas sur des événements
survenus en Turquie. Au demeurant,
pas un attentat perpétré par
le DHKP-C en Europe contre des intérêts
turcs n’avait été découvert
lors de l’instruction, ni d’ailleurs
une quelconque planification de telles
activités. La seule action commise
en Belgique contre ce type de cibles,
telle que mentionnée dans le
dossier, était le jet de deux
cocktails Molotov en… 1991 (auquel
renvoyait un rapport de la Sûreté de
l’Etat) attribué «probablement» au
mouvement qui avait précédé le
DHKP-C, c’est-à-dire l’organisation
Devrimci-Sol. Or, aucune référence à cette
action ne figurait dans les archives
découvertes à Knokke.
Et aucun élément du dossier
ne viendra étayer la participation
de qui que ce soit des militants arrêtés à Knokke
ou des autres inculpés. Le 12
juillet 1991, huit jours avant la visite
de George Bush en Turquie, la police
avait effectué une série
d’assauts contre des appartements
clandestins à Istanbul et Ankara,
tuant douze dirigeants de l’organisation
Devrimci-Sol. Pour protester, des sympathisants
s’en étaient pris aux
intérêts financiers turcs
dans toute l’Europe. En Belgique,
ils avaient lancé des cocktails
Molotov, contre les locaux de la Banque
populaire Halk Bankasi et le bureau
de la Turkish Airlines situés à Bruxelles.
Peu importent les évidences.
Quand bien même les réquisitions
du Parquet fédéral ne
s’appuyent que sur des délits
mineurs commis en Belgique, Johan Delmulle
va accuser l’ensemble des prévenus
d’appartenance à une organisation
criminelle. La thèse développée
ici par le Ministère public
repose sur une construction intellectuelle
forçant littéralement «la
réalité à se mettre à genoux»:
le groupe découvert à Knokke
serait, en réalité, le
véritable «centre dirigeant
de l’organisation ». Et
pour illustrer cette «conviction»,
le Parquet va faire référence à des
faits, de racket notamment, pour lesquels
des personnes, prétendument
proches du DHKP-C, ont été condamnées
dans des pays limitrophes. Notez bien:
sans pouvoir indiquer la façon
dont ils seraient liés à ces
extorsions, le magistrat fédéral
est sûr que les prévenus
de Knokke en sont responsables. Pour
tout démontrer, le procureur
Johan Delmulle se base sur des lettres
anonymes rédigées par
des familles vivant à Anvers
et dans le Limbourg. Invérifiable.
Pas grave : afin de confirmer ses dires,
il s’appuie sur les statuts du
Parti notifiant que le financement
de la lutte doit se mener sur une base
volontaire (dans le cas de sympathisants
et de la population) et sur la contrainte «quand
il s’agit d’exploiteurs,
de mafieux et de trafiquants de drogue».
Eléments de preuve: Delmulle
revient sur des faits qui se sont produits
en 1999 à Charleroi, dans un
Centre culturel proche de la mouvance
du DHKC. Dans ce Centre, situé rue
Vauban, des trafiquants de drogue turcs
connus comme tels auraient été menacés
par des membres du DHKC non identifiés,
qui les auraient dépossédés
de leurs gains illicites. Mais, là encore,
il s’agit d’hypothèses
construites à partir de plaintes
provenant des mafieux turcs eux-mêmes.
Néanmoins, c’est notamment
pour ces faits qu’Hasan Ekici
(un sympathisant du DHKP-C, gérant
un café carolo) a été inculpé dans
l’affaire de Knokke. Alors ?
S’il est vrai qu’il y a
eu des condamnations prononcées
contre des sympathisants du DHKP-C
en Hollande et en Allemagne, strictement
rien ne lie les prévenus de
Bruges à ces personnes si ce
n’est l’appartenance à une
même mouvance qui organise des
campagnes pour financer ses activités.
Le tribunal hollandais a d’ailleurs
pris la précaution de préciser
qu’il s’agissait de personnes
ayant en commun leur sympathie pour
le DHKP-C, sans affirmer pour autant
qu’il y avait là une initiative émanant
de l’organisation en tant que
telle. Un jugement nuancé, dont
le Parquet de Bruges n’a jamais été vraiment
imbu.
Résumons. En
l’absence d’actes de violence
et d’activités criminelles
perturbant l’ordre public en
Belgique (abstraction faite évidemment
de la possession de faux documents
et d’armes), le Parquet fédéral
s’est servi de dispositions concernant
une criminalité d’organisation
(organisation criminelle, association
de malfaiteurs, organisation de terroristes)
pour contourner l’absence de
faits délictueux caractérisés «commis
sur le sol belge».
Autant
le dire. Pour instrumentaliser la
loi sur les organisations criminelles
(une législation
d’application depuis janvier
1999), le Parquet ne s’est pas
fait prier : il s’est basé sur
une interprétation élastique
de ses principales dispositions –en
faisant fi des restrictions que le
législateur avait lui-même
jugé utile d’y ajouter.
Vous vous rappelez ? Le texte initial
de l’avant-projet de loi sur
les organisations criminelles –tel
que déposé par le ministre
de la Justice d’alors, l’excessif
Stefaan De Clerck– avançait,
dans ses motivations, un double objectif:
d’une part, la lutte contre la
mafia traditionnelle et, d’autre
part, la lutte contre «le radicalisme».
Or ce deuxième volet de la loi
(patiemment rédigé par
l’un des membres les plus diligents
du Cabinet ministériel de l’époque, à savoir… Johan
Delmulle, un fervent yuppie de droite,
lié au CD&V) avait donné lieu à un
important mouvement de protestation
de la part de toute une série
d’organisations démocratiques.
Ce qui avait contraint le Parlement à débattre
du projet pendant près un an
et à le modifier à plusieurs
reprises. Toutes ces modifications
allaient dans le même sens :
l’utilisation de la future législation
devait être limitée au
seul phénomène mafieux
et ne pouvait, en aucun cas, servir à la
répression des mouvements politiques.
C’est ainsi que le législateur
avait dû enlever du texte initial
toute référence à «l’influence
exercée sur les autorités
publiques pour en modifier les décisions» comme élément
probant du délit, et introduire à la
place (comme élément
substitutif) «l’obtention
d’avantages patrimoniaux».
Plus: le législateur avait rajouté un
paragraphe facilitateur, soulignant
que la loi ne s’appliquerait
pas aux organisations politiques et
syndicales. Comme il s’était
déjà avéré (en
Italie, par exemple) que des groupes
mafieux s’étaient constitués à l’intérieur
même des partis, le législateur
avait prévu que cette disposition
ne pouvait concerner les mouvements
ayant des buts «exclusivement» politiques
ou syndicaux. Bref, cette possibilité ne
pouvait en aucun cas donner lieu à des
poursuites dirigées contre l’ensemble
d’un mouvement en tant que tel.
Or, dans la présente procédure,
le Procureur fédéral
Delmulle va totalement ignorer la volonté du
législateur pour en revenir à la
conception initiale telle qu’il
l’avait défendue lui-même
lorsqu’il était l’homme
de main du ministre De Clerck. En affirmant
que «le DHKP/C est une organisation
criminelle», c’est l’ensemble
d’un mouvement indéniablement
politique qui est bel et bien visé.
Dans cette incrimination, comment dès
lors démontrer l’existence
d’éléments constitutifs
prouvant la poursuite d’avantages
patrimoniaux? À part les faits
délictueux de racket déjà mentionnés,
le Procureur va tenter de confondre
l’un des prévenus «en
contact avec un trafiquant de drogues
découvert aux Pays-Bas».
Encore un exemple explicitant sa volonté de
brider la réalité à tous
prix. Car la défense devra insister
pendant des mois pour obtenir la décision
finale, rendue par le justice hollandaise,
dans cette histoire de drogues (décision
qui a finalement été versée
aux débats, par le Parquet,
en toute dernière minute): le
jugement ne fait nullement état
de liens éventuels entre le
DHKP-C et la personne condamnée
en Hollande ; il démontre, au
contraire, que cette dernière
est totalement étrangère
aux prévenus de Bruges et n’a
jamais eu de contact avec eux...
Quoi
qu’il en
soit, on voit bien où mène
l’interprétation développée
sur ces points par le Procureur fédéral:
elle instaure une sorte de «responsabilité collégiale» engageant
tous les dirigeants d’un mouvement
politique pour l’ensemble des
faits éventuellement délictueux
commis par des membres et sympathisants.
Une conception de la responsabilité qui
est totalement contraire aux principes élémentaires
du droit pénal (basés
sur une responsabilité individuelle
et non collective). [top]
Asoglu
et Kimyongür, pour avoir
continué leurs activités
(après «Knokke»)
dans le cadre du Bureau d’information
du DHKC à Bruxelles, vont également être
poursuivis. Comme chefs d’une
organisation terroriste. Problème: étant
donné qu’aucun fait de
violence imputable au DHKP-C n’a
eu lieu sur le sol belge, la prévention
d’appartenance à une organisation
terroriste et à une association
de malfaiteurs «visant à commettre
des attentats contre les intérêts
de l’Etat turc» ne peut
avoir trait qu’à des actes
posés en Turquie. Dans ce pays
il est vrai, le Parti-Front révolutionnaire
pour la Libération du Peuple
mène –à côté d’un
activisme intense dans les secteurs
de la presse, du mouvement syndical,
du mouvement des femmes ou de la défense
des droits de l'homme…– des
actions violentes que l’organisation
estime nécessaires pour s’opposer à un
régime qu’elle qualifie
de «dictature militaire» et
de «fasciste». Des attentats
ciblés qui ont causé la
mort de plusieurs tortionnaires patentés,
de deux généraux en retraite
et d’un ancien ministre de la «Justice».
Evidemment,
la loi sur les organisations terroristes
n’est
entrée en vigueur qu’en
décembre 2003. Evidemment, les
activités du Bureau d’information
sont parfaitement légales et
s’exercent dans les limites convenues
de la liberté d’expression
(depuis des années, le Bureau
diffuse de la contre-information sur
les activités du DHKC, la situation
politique en Turquie et les atteintes
au droits de l’Homme qui y sont
récurrentes). Peu importe. Pour
justifier l’utilisation du nouvel
arsenal législatif, le Procureur
fédéral a fait joindre
au volet «anti-terrorisme» du
dossier répressif une série
de pièces établies par
le Parquet de Bruxelles concernant
des graffitis, des collages d’affiches,
des manifestations de protestation,
etc… Bahar Kimyongür (né en
Belgique en 1974, de nationalité belge,
ayant terminé avec succès
des études d’Histoire
de l’Art à l’ULB)
apparaît, dans tous ces documents
annexés, comme la personne de
contact entre les autorités
belges et les militants qui mènent
ici des actions de protestation, à chaque
fois pacifiques : manifs contre la
guerre en Irak (où les Etats-Unis
essaient d’entraîner la
Turquie) ; cortèges pour réclamer
la libération et le droit d’asile
en faveur de Fehriye ; rassemblements
pour dénoncer «le 19 décembre
2000» (au cours duquel 28 détenus
ont été massacrés
aux lance-flammes, à l’explosif
et aux gaz lacrymogènes lors
de l’assaut donné contre
les détenus politiques en grève
de la faim dans 20 prisons-dortoirs)… Bien
entendu, manifester dans ces conditions
n’est aucunement délictueux
et rend les allégations du Ministère
public totalement inconsistantes. Par
contre, le Procureur fédéral
Delmulle avance –comme preuve
indéniable du «délit
de terrorisme»– la tenue
d’une conférence de presse
le 28 juin 2004 à Bruxelles.
Au cours de celle-ci, Musa et Bahar
ont pris la parole: le jour même
a lieu un important mouvement de protestation
en Turquie contre le Sommet de l’OTAN –qui
se tient à Istanbul en présence
des chefs d’Etat des 26 pays
membres mais aussi de George Bush,
de Donald Rumsfeld et de Colin Powell… Qu’est-ce
qui pose problème ? Lors de
la conférence de presse, un
journaliste a interpellé les
deux orateurs à propos d’un
communiqué du DHKC relatant
un événement tragique
survenu quatre jours plus tôt
: une militante du Parti, qui transportait
des explosifs dans un bus, a été tuée
(ainsi que trois autres personnes)
lorsque les détonateurs se sont
enclenchés accidentellement.
Ne souhaitant pas faire de commentaires à ce
propos, Asoglu et Kimyongür renvoient
le journaliste au texte du communiqué.
Idem lorsque Bahar, interrogé quelques
instants par un reporter de RTL sur
les mêmes faits, se limite à commenter
le contenu du communiqué de
presse «envoyé par le
DHKC d’Istanbul», en ces
termes: «Les militants –qui
ont participé à cette
action et qui sont responsables de
cet accident– sont les premiers à le
regretter et à s’en excuser».
C’est parfaitement exact : dans
son communiqué 335, le DHKC
prend à son compte l’entière
responsabilité de la tragédie,
s’excuse auprès de la
population, exprime ses condoléances
aux familles des victimes et un prompt
rétablissement aux blessés
: «Le 24 juin vers 15 heures,
la bombe que transportait notre camarade
Semiran Polat –avec l’intention
de mener une action en représailles à l’assassinat
de nos camarades en prison– a
explosé alors qu’elle
se trouvait dans un autobus à hauteur
du quartier Çapa à Istanbul.
Outre notre amie Semiran Polat, les
personnes dénommées Zehra
Sahin, Kemal Polat et Feride Ilgiz
sont décédées.
Notre tristesse est grande face à un
accident dont nous n’avons jamais
connu de semblable en trente-quatre
années d’histoire. Nous
en sommes responsables. Nous reconnaissons
notre faute et présentons toutes
nos excuses à notre peuple (...).
Malgré tout, nul ne doit distordre
cette réalité par la
démagogie du "terrorisme". Dans
les prisons de ce pays, 114 personnes
ont déjà perdu la vie.
La politique d’isolement dans
les prisons de type F a assassiné le
22 juin notre camarade Hüseyin Çukurluöz
et, le 23, notre camarade Bekir Baturu.
Mais, dans les médias, pas un
seul mot sur ces crimes (…).
Semira Polat était née
le 16 octobre 1975 dans le village
kurde de Basu, province de Dersim.
A 20 ans, elle a rejoint le mouvement
révolutionnaire (…).
En 1998, elle est devenue dirigeante
de l’organisation de jeunesse.
En 2001, elle est passée dans
la clandestinité. Elle voulait
venger ses camarades, détenus
dans les prisons de haute sécurité.
Pour son idéal, elle a connu
la torture et la captivité.
Dans son curriculum vitae adressé à notre
organisation, elle avait écrit
: "J’aime intensément
la vie, j’aime les gens. J’ai
la conscience tranquille parce que
je lutte. Résistons jusqu’au
bout parce que nous sommes des révolutionnaires.
Notre mouvement est un espoir de libération
pour les peuples. Notre mission est
d’agrandir cet espoir" ».
Pour
avoir ainsi relaté un événement
indéniable et en avoir rapporté les
excuses, le Procureur fédéral
estime néanmoins les faits… constitutifs
d’une «revendication de
l’attentat» –les
deux orateurs devant être considérés
comme membres d’une organisation
terroriste. Et, même plus : comme
deux de ses chefs. Or, ici encore,
le Procureur fédéral
outrepasse la volonté du législateur.
Car, au moment de la transposition –dans
la loi pénale nationale– de
la décision-cadre européenne
en matière de terrorisme, les
parlementaires avaient voulu en limiter
le champ d’application à des
faits de violence grave pouvant légitimement être
qualifiés de la sorte. C’est
pourquoi le législateur avait
expressément introduit, dans
le Code pénal, une disposition
(l’article 141ter) sans équivoque
possible : «Aucune disposition
du présent Titre ne peut être
interprétée comme visant à réduire
ou à entraver des droits ou
libertés fondamentales tels
que le droit de grève, la liberté de
réunion, d'association ou d'expression –y
compris le droit de fonder, avec d'autres,
des syndicats et de s'y affilier pour
la défense de ses intérêts– et
le droit de manifester qui s'y rattache…,
tels que consacrés notamment
par les articles 8 à 11 de la
Convention européenne de sauvegarde
des droits de l'Homme et des libertés
fondamentales». S’exercent
donc ici des entraves aux principes
de «légalité» (parce
que les justiciables n’ont pas
la possibilité d’identifier
avec certitude le comportement incriminé).
Mais l’interprétation
faite par le Procureur des dispositions
en matière d’appartenance à une
organisation terroriste soulève
en outre un autre problème sérieux:
celui de «la territorialité» de
la loi pénale. Car, par principe,
les Etats n’interviennent pas
dans la répression de faits
délictueux commis sur le territoire
d’un autre pays et certainement
pas quand ils sont liés à des
activités politiques menées
sur le territoire de cet Etat tiers.
Ne forment exception à cette
règle élémentaire
que les crimes de droit international
et les violations patentes du droit
international humanitaire (crimes de
guerre, génocide, crimes contre
l’humanité): ils sont
d’une gravité telle que
les Etats contractants ont prévu
une règle de compétence
universelle permettant de les juger.
Il y a donc une limitation à cette
possibilité d’ «ingérence»:
nul gouvernement ne peut s’ériger
en arbitre d’un conflit politique
se déroulant dans un pays tiers.
Si c’était le cas, les
Etats seraient exposés au danger
de criminaliser des mouvements de révolte
légitime contre des régimes
tyranniques, ce qui les entraîneraient à s’immiscer
directement dans des conflits politiques à l’étranger.
Exemples? À l’époque
de l’apartheid, le bureau de
l’ANC à Bruxelles et
ses responsables auraient pu être
poursuivis par la Belgique pour des
actions entreprises par l’African
National Congress contre le régime
sud-africain. Idem pour le bureau de
l’OLP et ses porte-paroles pour
des actions de résistance menées
par les organisations palestiniennes
dans les territoires occupés.
Alors
que le principe de territorialité et son application
stricte ont précisément
pour but d’empêcher que
les Etats soient entraînés
dans ce genre d’«interventionnisme»,
le Procureur revendique –lui– l’attitude
exactement opposée: que la justice
belge s’érige en arbitre
des contentieux se déroulant
hors de nos frontières. [top]
A qui veut être
de bonne foi, «l’affaire
Erdal» posera des problèmes
manifestes. En particulier, la trahison
du principe de la séparation
des pouvoirs. Au cours de l’instruction,
des renseignements provenant des services
de police mais aussi des services de
sécurité ont été versés
au dossier. Or les informations obtenues
par des méthodes propres aux
services de renseignement et d’espionnage
sont d’une autre nature et servent
une autre finalité que les éléments
récoltés par les services
de police. Sous la pression de la prétendue
guerre contre le terrorisme, cette
barrière –entre des départements
agissant pour le pouvoir politique
d’une part, et pour le pouvoir
judiciaire d’autre part– ont
carrément été anéantis
ou abolis: il s’agit là,
en réalité, d’une
indéniable remise en cause de
l’Etat de droit. De surcroît,
le Parquet fédéral a
utilisé, au titre de «preuve
auxiliaire», l’inclusion
du DHKP-C dans la liste européenne
des «organisations terroristes».
Une liste composée en décembre
2001 –mais complétée
de dix-huit noms (dont ceux du DHKP-C
et du PKK en mai 2002) par le Conseil
des ministres européens de la
Justice et de l'Intérieur–,
sans débat contradictoire et
sans possibilité pour les intéressés
d’obtenir une révision
de cette décision par un juge
indépendant. Une manière
de procéder conforme, en tous
points, aux desideratas américains.
Selon une ligne de conduite éminemment
liberticide: une semaine seulement
après le 11 septembre 2001,
l’Union européenne promulguait
une loi-cadre promouvant une définition
retorse du terrorisme désormais
assimilé aux «agissements
intentionnels pouvant être gravement
dommageables à un pays et qui
sont commis dans l'intention de déstabiliser
gravement ou de détruire les
structures fondamentales politiques,
constitutionnelles, économiques
ou sociales d'un pays ou d'une organisation
internationale». Une définition
qui, à la vérité,
n’a rien de commun avec ce qui
entre dans les attributions du droit
pénal, et ce que les gens considèrent
comme du «terrorisme», à savoir
: la terreur aveugle, les attentats à la
bombe, les détournements d'avion,
etc... Une définition abusée
et abusive, qui déconsidère
par principe tout mouvement politique
prônant le droit à l’insurrection
contre des structures étatiques
lorsqu’elles revêtent un
caractère despotique et violent.
En tout état de cause, c’est
le point de vue de la ministre de la
Justice Laurette Onkelinx –qui
désormais fait sienne cette
vision américanisée du «politiquement
correct» – puisque, le
12 mars 2006, elle répètera
sans autres considérants: «Est-ce
que le DHKP-C est un mouvement révolutionnaire
qui lutte pour renverser le régime
turc ? Non, c’est une organisation
de malfaiteurs à visée
terroriste. Ainsi en a jugé le
tribunal de Bruges». «Un
groupe terroriste, pas une organisation
criminelle», telle est en effet
la qualification promue par le président
Freddy Troch lors du prononcé des
condamnations contre sept des onze
prévenus –étant
entendu que les militants d’extrême
gauche «voulaient nuire aux responsables
et aux biens de l’Etat turc»… Il
faut dire que pour arriver à ce
jugement en complet tête-à-queue,
la Justice aura pu compter sur des
médias toujours appliqués,
jamais prêts à répliquer.
Leurs propos ? Dramatiser les faits,
en leur donnant plus d’amplitude
qu’il ne convient –de manière à construire,
dans l’imaginaire public, une
objectivité confondante et accusatrice.
Prenez
les armes découvertes
dans l’appartement de Duinberg.
Elles sont au nombre de six. Six :
quatre Browning 7.65 de la FN; une
mitraillette UZI; et un Walter PPK,
calibre 9 millimètres. Au fil
des mois, les médias vont pourtant
les énoncer sous des qualificatifs
hystérisés. «De
nombreuses armes [ont été]
retrouvées» (Le SOIR,
5 août 2000); «Quittant
un appartement en flammes [sic], des
membres du DHKP-C [ont] surpris leur
voisinage en emportant explosifs, armes
et faux papiers par centaines» (La
Libre Belgique, 26 décembre
2000); «F. Erdal avait été arrêtée
lors d’une perquisition qui avait
permis de découvrir un véritable
stock d’armes» (agence
Belga, 1er avril 2004); «Les
forces de l’ordre [avaient] mis
la main sur un important lot d’armes,
de tampons, de scanners et de faux» (Le
SOIR, 28 janvier 2006); «Sur
place, les forces de l’ordre
trouveront […] dix revolvers
Browning, des mitrailleuses UZI» (Le
SOIR, 1er mars 2006); «Cet appartement
regorgeait d’armes, de munitions,
de faux tampons» (Le SOIR, 2
mars); «Un appartement rempli
d’armes» (RTBf, 2 mars,
Journal parlé de 13 heures); «Un
arsenal imposant» (La Libre,
7 mars). Mais le vendredi 10 mars,
dans l’émission radio
Face à la presse de la RTB,
c’est Bénédicte
Vaes qui donnera le plus accablant
exemple de ce journalisme de commotion: «Erdal
? Quelqu’un sur qui pesait déjà de
très-très lourdes charges
puisqu’en 1999 on a trouvé dans
son appartement de Duinberg un gigantesque
[sic] arsenal».
S’il est convenu
que –sous les apparences de la
retenue– La Libre Belgique a
constamment plébiscité la
lecture donnée du dossier par
le Parquet, Le SOIR pour sa part aura
pris une position identique mais sous
les couleurs avivées du sensationnalisme.
Pour rendre compte du procès,
le quotidien de la rue Royale aura
ainsi contribué à «la
dernièreheurisation» accélérée
d’une presse francophone déjà passablement
contaminée. Entre approximations,
fausses «vraies» enquêtes
et pléonasmes de surenchère.
Exemple
? Les médias
en train de fabriquer un climat paranoïaque
pour justifier «la vérité» à laquelle
le jugement du tribunal doit nécessairement
aboutir. Ainsi, lorsque 171 policiers
et membres de la Sûreté,
des chiens et même un hélicoptère
sont réquisitionnés entre
le 23 et le 27 janvier 2006 pour «protéger» le
Palais de Justice de Bruges; ou quand
tout le monde est soumis à des
fouilles en règle, y compris
les avocats jusque dans l’enceinte
du tribunal…, qu’en dit
la presse ? Rien, comme s’il
n’y avait là qu’attitudes
normales, utiles et adaptées.
Autre
exemple quand, à l’issue
du procès, F. Erdal prend la
fuite. Dès le 2 mars, l’ensemble
des partis d’opposition jouent
des coudes pour prendre la tête
de la curée… Que fait
la presse ? Elle fait chorus avec le
Vlaams Belang qui a pris les devants,
suivis du CD&V et d’Ecolo –déjà défaits
pour s’être laissés
distancer. «Il fallait appliquer
l’Article 59 §2 de la loi
sur les Étrangers et arrêter
Erdal avant le procès, pour
trouble à l’ordre public»,
pontifiera Marie Nagy. «Une détention
administrative devait être possible»,
certifiera Isabelle Durant. La presse
de qualité n’étant
pas en reste. Pouvait-on l’arrêter
? Oui, «quitte à ce que
cette décision soit contestée
ultérieurement [sic]. L’introduction
d’une nouvelle demande d’extradition
de la Turquie permettait aussi de placer
Erdal en détention sous mandat
d’arrêt extraditionnel
[sic]» (Le SOIR, 6 mars 2006,
Marc Metdepenningen). D’ailleurs,
il y a eu une faute gravissime «procé[dant]
d’une naïveté collective.
La jeune femme et son organisation
d’extrême gauche ont bénéficié,
depuis le début, d’une
mansuétude consternante» (idem).
Dans ce déchaînement accusatoire,
la réponse circonstanciée
des Ministres concernés –défendant
la présomption d’innocence– apparaîtrait
presque comme «subversive» si
elle n’était trop simplement
qu’un rappel à l’ordre
constitutionnel et à ce qui
fonde l’Etat de droit. «Madame
Erdal était en liberté sur
notre territoire, suite à une
décision de la Chambre du Conseil
il y a cinq ans. Jusqu’à sa
condamnation, elle était donc
présumée innocente et
libre. Que cela plaise ou non. Une
ordonnance de prise de corps, la privant
de sa liberté avant le jugement,
ne pouvait pas être décidée
car la mesure ne s’applique qu’aux
accusés comparaissant en Cour
d’Assises et je ne suis pas favorable à ce
que cette procédure soit étendue
aux prévenus déférés
devant les tribunaux correctionnels»,
précisera une Onkelinx légaliste,
le 6 mars. Pas mal. Toutefois, la même
responsable ne réitérera
pas cette référence aux
principes («Certes le DHKP-C
vient d’être qualifié d’organisation
terroriste par le Tribunal mais ce
jugement peut faire l’objet d’un
appel –toute mesure contre ce
mouvement étant dès lors
prématurée»), lorsqu’on
apprit, quelque jours plus tard, le
régime pénitentiaire
réservé aux condamnés,
désormais emprisonnés.
Soumis à des mesures d’isolement
exceptionnelles –soi-disant
motivées par «leur dangerosité à l’égard
d’eux-mêmes, de leurs codétenus
et des gardiens»–, on leur
interdit tout contact, à l’exception
de leurs avocats (derrière une
vitre); on les astreint à recevoir,
de jour comme de nuit, la visite d’un
gardien toutes les trente minutes;
ils ne peuvent correspondre avec leur
famille «dans une autre langue
que le français ou le néerlandais» (alors
que leurs proches ne parlent que le
turc). Bref, ils sont soumis à un
régime de «double peine» –tandis
qu’au moment de leurs arrestations
préventives, subies en 1999
et 2000, ils ne s’étaient
jamais vu imposer pareilles contraintes…
Dernier
exemple de cette soumission médiatique?
La qualification de «terrorisme» –posée
comme un jugement de fait– alors
qu’elle implique nécessairement
un jugement de valeur: la réalité démocratique
auquel serait dorénavant abonnée
la Turquie. C’est ce que Johan
Delmulle avait asséné dans
son réquisitoire («La
Turquie a changé»). C’est
ce que Le SOIR va répéter
en reprenant, tels quels, plusieurs
morceaux choisis parmi les dossiers
rédigés par les Services
de renseignement turcs : «Erdal,
qui travaillait au sein du groupe Sabanci,
avait été surprise par
la police alors qu’elle affichait
des tracts du DHKP-C. La police turque
avait prévenu M. Sabanci qui
avait prié [sic] son employée
de ne pas afficher ses opinions, même
s’il respectait qu’elle
les professe hors de son lieu de travail.
Quelques jours plus tard, il était
assassiné » (Le SOIR,
4 mars 2006, M. Metdepenningen). «Les
gouvernements [belges] successifs,
comme la justice et la presse [sic],
se sont satisfaits, durant des années,
d’accorder à la militante
un brevet de respectabilité fondé sur
son minois rassurant, son image de
jeune femme engagée […]
et [surtout] une défiance pathologique à l’égard
de la Turquie, fatalement considérée
comme l’archétype persistant
d’un Etat de non-droit » (idem,
le 6 mars). Bénédicte
Vaes confirmera, le 10 mars, le libre
propos de son collègue –même
si, aujourd’hui, «on sait
qu’en Turquie tout n’est
pas encore parfait» [sic]…
Du
journalisme mal informé, trop souvent prompt à chloroformer
? Vous n’y êtes pas du
tout : si «tout n’y est
pas encore parfait», la Turquie
est sur le bon chemin.
Et
peu importe ce qu’admoneste une association
comme Amnesty International. Dans un
Rapport récent, l’organisation
humanitaire mettait en exergue les
violences sexuelles exercées
systématiquement à l’encontre
des femmes en détention, surtout
si «elles appartiennent à la
communauté kurde ou défendent
des opinions politiques qui ne conviennent
pas à l’Etat. Lors de
leur garde à vue et de leur
interrogatoire, elles sont souvent
complètement déshabillées
par des policiers de sexe masculin.
Les femmes subissent parfois des atteintes
sexuelles en présence de leur
mari ou de proches pour forcer ces
derniers à "avouer" ou pour
humilier l’ensemble de la famille
et de la communauté. Au cours
d’entretiens réalisés
auprès de plus de 100 femmes
détenues dans les prisons de
Diyarbakir, Muss, Mardin, Batman et
Midyat, l’Association des avocates
de Diyarbakir a établi que presque
toutes les détenues avaient
dû effectuer un "test de virginité" et
avaient enduré des violences
sexuelles, verbales ou physiques, au
cours de leur garde à vue. Les
viols ne se font pas au hasard: les
représentants de l’Etat
savent pertinemment que les victimes
seront peu disposées à raconter
ce qui s’est passé. Dans
un pays où l’honneur des
femmes passe encore bien souvent par
leur sexualité, raconter l’indicible
est souvent synonyme de rejet. De plus,
les femmes qui dénoncent les
sévices sexuels infligés
par des représentants de l’État
s’exposent à de nouvelles
violences et les avocats qui les représentent
endurent eux aussi des persécutions
de la part de leur entourage, de l’Etat
et des médias». Un affligeant
Rapport ? Sans doute, mais qui remonte à mai
2003. Or, depuis, la Turquie serait
sur le bon chemin.
«Trois cents
personnes, quelques drapeaux, une petite
foule qui réclame l’égalité des
salaires et des droits, en hommage à la
Journée internationale des Femmes.
Nous sommes dimanche, à Istanbul.
La manifestation est interdite. Les
autorités turques appellent à la
dispersion. Parce que quelques dizaines
de manifestants refusent de bouger,
la police antiémeute attaque.
On suit la charge. La première
femme est rousse. Elle fuit. Elle court
droit devant, les bras écartés,
les cheveux en désordre. Derrière
elle, une meute compacte d’hommes.
Ils sont casqués, cuirassés,
protégés par de grands
boucliers et portent des masques à gaz.
Nous sommes avec la meute. Nous poursuivons
la femme. Un policier la rattrape,
matraque levée. Il fait une
embardée, il hésite.
La rousse à sa gauche, ou bien
la brune à droite ? Il prend
appui sur une jambe, il donne tout
son élan, il s’élève,
retombe en masse derrière la
première, la frappe à la
tête, la pousse dans le dos.
La femme tombe à genoux, bras
tendus devant elle. Elle est sur le
sol, prostrée, les mains à la
gorge et du sang sous le nez. Nous
sommes dans la meute. Nous pourchassons
la petite cohorte en désordre.
Au-dessus des têtes, les bâtons
noirs se dressent et s’abattent
avec force. Tout ce qui tarde est frappé.
Nous entendons les coups. Une femme
est couchée sur le dos, bras
en croix. Quelqu’un s’est
jeté sur elle, qui la protège.
Nous dépassons le couple. Une
jeune fille tombe, frappée à la
tête. Elle est à genoux,
son front contre le sol. La meute arrive
en courant, l’entoure, l’envahit.
Elle essaie de se relever. Sans s’arrêter,
un policier la frappe d’un grand
coup à la nuque. Un autre surgit
derrière elle. Il la matraque
dans le dos, la relève à demi
et la projette à terre. Elle
tombe sur le ventre. Son visage heurte
la dalle. Nous sommes à la hauteur
des jambes d’uniformes. Un troisième
policier déboule. Il va la dépasser.
Il se ravise. Du revers de sa botte,
il écrase la jeune femme au
menton. Dont la tête part en
arrière, en avant, et les mains
s’affolent. Nous suivons la meute.
Des manifestants sont cachés
dans les fourrés. Ils sont paniqués,
enchevêtrés, couchés
les uns sur les autres. Les policiers
les aspergent de gaz irritant. Nous
entendons hurler. La meute arrive aux
bosquets, sans courir, presque au repos.
Posément, les uns après
les autres, les uniformes se penchent
sur le fatras humain et cognent les
têtes baissées. Un policier
s’avance à son tour. Il
tient un piquet lesté d’une
chaîne. Il lève la chaîne.
Il frappe. Il a bon».
C’était
quand ? Il y a une année à peine,
le dimanche 6 mars. Un reportage qui
avait tourné en boucle, sur
EuroNews, dans la rubrique «No
comment»…
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Jean FLINKER |